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programme des manifestations
Le centenaire de la mort de Rimbaud, en 1991, a été
l’occasion de très belles manifestations et d’importantes
publications. En 2004, il convient de célébrer le
cent-cinquantième anniversaire de sa naissance. La signification
en est différente. 1891 était un point d’achèvement,
la fin d’une destinée surprenante, d’une vie
« coupée », comme l’a dit le grand rimbaldien
japonais Kobayashi Hideo : l’existence de celui qui, selon
l’expression forte de Mallarmé, « s’est
opéré, vivant, de la poésie ». 1854 mérite
d’être salué comme un point de départ
: la venue, dans ce monde qu’il n’aima guère
et qu’il rêva de refaire, d’un prodigieux génie
poétique qui, comme ce Génie qu’à deux
reprises il a évoqué dans les Illuminations,
va et vient, apparaît puis disparaît, déconcerte
et séduit à la fois, un Génie lié à
la vie, mais aussi à la mort puisque, dans « Conte
», il s’anéantit avec le Prince son double, «
dans la santé essentielle ».
Cette expression difficile, caractéristique de ce que Rimbaud
peut avoir d’hermétique dans la concision, est la clef
de tout. Mourir, c’est se rendre à la nature ; vivre
intensément, comme il l’a voulu, c’est aussi
être « étincelle d’or de la lumière
nature » (« Alchimie du verbe », dans Une
saison en enfer, le seul livre qu’il ait publié
à Bruxelles, en octobre 1873, après l’emprisonnement
de Verlaine, le compagnon de la « liberté libre »
à laquelle il aspirait). Il y a eu chez Rimbaud l’intuition
d’être un « fils du Soleil » (« Vagabonds
», dans les Illuminations) et
l’espoir de retrouver cette noble origine : par la poésie
(et c’est la signification immédiate du titre de l’ensemble
de poèmes en prose transmis par Verlaine et révélé,
à l’insu de l’auteur, dans la revue symboliste
La Vogue en 1886), et aussi par la
vie. Ainsi s’expliquent la fascination que l’Orient
a exercé sur Rimbaud, la volonté de départ
absolu, et cette dizaine d’années (1880-1891) passées
entre l’Arabie et l’Abyssinie, Aden et Harrar, sur les
bords de la Mer Rouge ou plus profond en Afrique, pays de ceux qu’il
a appelés « les enfants de Cham ».
« La vraie vie est absente », fait-il dire à
l’une des deux voix du dialogue entre la « Vierge folle
» et l’« Époux infernal », dans Une
saison en enfer (« Délires I »). La formule
a souvent été reprise et variée, par les surréalistes
en particulier. La vraie vie, Rimbaud ne l’avait pas trouvée
à Charleville, cette petite ville des Ardennes où
il se sentait d’autant plus à l’étroit
qu’il était surveillé par une mère dévote
et autoritaire. Du moins y a-t-il fait de bonnes études,
interrompues par la guerre de 1870, de solides lectures à
la bibliothèque municipale et c’est là qu’il
a senti s’éveiller en lui le goût pour la poésie
: ses poèmes de 1870 sont bien mieux que des vers de collégien,
bien mieux aussi que des vers de Parnassien, tour à tour
désinvoltes et charmeurs, piquants et rêveurs. Il a
eu l’illusion qu’à Paris, en 1871, il pourrait
changer de vie. Mais ni l’odeur de poudre, ni l’ardeur
communarde (du moins en pensée), ni les milieux de la bohème
parisienne où l’introduit Verlaine et où il
lui arrive de créer du scandale ne suffisent pour cela. Du
moins a-t-il changé de poésie avec l’espoir
de changer la poésie : il travaille « à se rendre
voyant » (lettres du 13 et du
15 mai 1871). Affirmer, comme il le fait alors, que « le poète
est vraiment voleur de feu », n’a rien d’un vœu
pieux mythologique ou d’une formule d’école.
Il s’agit déjà de retrouver le feu originel,
celui du soleil père. La figure du « voleur de feu
» précède celle du « fils du Soleil »
dans le déroulement chronologique de l’œuvre de
Rimbaud.
Mais les deux se rejoignent et témoignent
de la même nostalgie de l’origine, de la même
exigence. En se plaçant sous le signe de Phaéton ou
de Prométhée, le jeune poète se rattache moins
au classicisme louis-quatorzien de Lully ou au titanisme des romantiques
qu’il n’inaugure une double lignée, évoquée
par Dominique de Villepin dans son Éloge
des Voleurs de feu (2003) : les poètes maudits qui
jouent avec le feu, les poètes sacrés qui recherchent
les sources de clarté. Jean-Pierre Duprey ou Stanislas Rodanski
d’un côté, Philippe Jaccottet ou Yves Bonnefoy
de l’autre illustrent de deux manières très
différentes un héritage poétique qui paraît
de plus en plus déterminant pour la modernité poétique.
L’œuvre de Rimbaud proprement dite est relativement brève.
L’ironie dont elle procède (pastiche, parodie, charge
quand il le faut) n’affaiblit pas une intensité sans
égale dans ses réussites les plus fulgurantes ou les
plus accomplies. Le flamboiement des images dans un poème
en vers réguliers comme « Le Bateau ivre » (1871),
le sentiment d’éternité que procure le spectacle
de « la mer/allée avec le soleil » dans un poème
plus libre comme « L’Éternité »,
en 1872, l’attente, au sortir d’un enfer paradoxalement
temporaire, d’une nouvelle aurore pour laquelle il faut s’armer
d’une « ardente patience » (« Adieu »
dans Une saison en enfer, récit
à caractère autobiographique en 1873), la quête
de l’aube par l’enfant-poète dans les poèmes
en prose des Illuminations (dont le manuscrit inachevé a
été mis au net à Londres en 1874 et remis à
Verlaine libéré de passage à Stuttgart en mars
1875), ce sont là autant de variations sur le motif solaire.
Il est inséparable de la clef, « clef de (la) parade
sauvage » (« Parade » dans les
Illuminations), clef aussi de la vie d’un « mystique
à l’état sauvage » (l’expression,
contestable d’ailleurs, est de Paul Claudel, qui a découvert
Rimbaud en 1886 et qui a conservé sa vie durant une admiration
intacte pour celui qu’il considérait comme le poète
le plus grand).
Épuisé par ses randonnées sur les hauts plateaux
abyssins, rongé par le cancer des os (où Jean-Jacques
Lefrère, son plus récent et son meilleur biographe,
a reconnu l’ostéosarcome des cavaliers), Rimbaud est
venu mourir à Marseille, à l’hôpital de
la Charité. On y a enregistré le nom d’un malade,
Jean-Nicolas Rimbaud. L’autre, Arthur Rimbaud, continue ses
courses folles et ardentes sous le regard émerveillé
de ceux qui aspirent à le rejoindre, non dans cette «
santé essentielle » qu’est le don de soi à
la nature et au soleil, mais dans l’absolu de la création
poétique.
Pierre Brunel
professeur à l’université de Paris-Sorbonne
membre de l’Institut universitaire de France
Etienne Carjat - 1872
© Bibliothèque Arthur Rimbaud, Charleville-Mézières